Traversée de l’Espagne
Ségovie, Córdoba, Estepona, Cuidad Real, Soria
2 500 km / 6 jours
Je tire sur cette fichue sangle orange et j’essaie tant bien que mal de faire tenir mon sac de rando sur la selle passager. Avec toutes ces brides qui pendouillent de partout, je suis à moitié confiant et je regrette ne pas avoir eu le temps d’acheter des valises latérales.
Début octobre, le froid est déjà bien installé sur le Pays Basque et avec lui, le ciel bleu. Dans trois jours, je pars pour l’Andalousie où nous allons célébrer la deuxième cérémonie, du mariage de ma meilleure amie. Je n’ai pas encore pris mes billets d’avion et honnêtement je n'en ai pas envie.
Ce qui me paraissait être un jeu, lorsque j’étais enfant, devient une vraie plaie. Entre les contrôles de sécurité et aujourd’hui les réglementations liées à la pandémie, prendre l’avion n’est plus si sympathique. Je suis avec Damien à produire de la wax et comme à notre habitude, nous discutons en travaillant.
T’as toujours pas pris tes billets ?
Non, je me dis qu’à la dernière minute, ce sera peut-être moins cher.
Tu es joueur !
Toujours !
Pourquoi tu ne partirais pas à moto ? Il fait beau, et en plus, tu vas aller vers le soleil et la chaleur ! »
C’est vrai ça, pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt. Si j’ai passé le permis moto, c'est pour l’aventure, le voyage. Les types du Dakar qui foncent « plein fer » à travers d’immenses paysages désertiques, les personnages inspirants comme Robert Sexé ou plus simplement mon frangin qui, comme beaucoup de motards qui ont de l'expérience, font peu, voire pas de bruit, mais avalent les bornes pour aller traverser les Pyrénées, sillonner les cols des Alpes, ou encore jouer sur les pistes poussiéreuses du Maroc.
C’est décidé, je pars pour mon premier « road-trip », 2 500 km. Je prévois de l'effectuer en six jours aller-retour. Je ressens le même sentiment que lors de mon premier bivouac, autant excité, que stressé par l'aventure.
7 h 30 samedi matin. Ça fait déjà quelques minutes que le moteur tourne, le pot d’échappement crachote de jolies volutes blanches et le thermomètre affiche 6°. Au son du ronronnement, je tente tant bien que mal d’arrimer mon sac. Je me mets à cliqueter, j’ai déjà utilisé une bonne quantité de sangles, quand je prends conscience de ma connerie. Le cliquet devient de plus en plus dur et une boule compacte s'est formée au milieu de ce dernier. Que je suis con !
Et je le sais en plus, mais comme j’utilise ce genre de sangle une fois tous les trois ans… Démarre alors une bataille pour desserrer la sangle. Avec les ongles, je tire de toutes mes forces. Je suis déjà stressé par le départ, si en plus, je me rajoute ça, on est mal barré. Le froid me scie les doigts, mon index me fait mal, il reste appuyé sur la partie métallique qui me permet de « libérer » la sangle. Je dois donc m’arrêter de temps en temps pour me réchauffer. Tant pis, il faut trouver une solution, ça fait déjà plus d’un quart d’heure que je bataille. Je ne veux pas perdre trop de temps, j’ai 500 km qui m’attendent. Pas le choix, je coupe. Malgré les conseils de Jacques, je prends ma sangle orange.
Jacques, est lui aussi, un “jeune espoir” de la vadrouille. Avec une bonne cinquantaine d’années, il a revendu son entreprise pour se consacrer entre autres, à sa passion, la moto. « S'il pleut, je suis dans l’atelier, s'il fait beau, je suis sur la route ! ».
Il a déjà parcouru moult routes entre le Portugal, l’Espagne, l’Europe de l’Est, les pays nordiques, etc. La veille de mon départ, alors en bataille avec mon sac de randonnée, du coin de l’œil, je l’ai vu arriver et je me disais « pourvu qu’il vienne me donner deux/trois conseils ».
On part où comme ça ?
En Andalousie.
Tu pars quand ?
Demain.
Tu as ce qu’il faut si tu crèves ?
Heu…non.
Tu n'as que ça comme sac ?
Heu…oui.
La chaîne, tu sais la retendre ?
Heu…ouais, je crois.
T’as des tendeurs en plus de la sangle ?
Heu…non.
Viens, je vais te filer deux trois trucs.
Je le suis dans son atelier, un capharnaüm rempli de vieilles bécanes à moitié désossées.
Tiens, des mèches pour les crevaisons. Tu mets ça dans le pneu, tu vas boire une bière, fumer une clope et quand tu reviens, c'est sec. Y a deux morceaux qui pendouilleront à l’extérieur, tu t’en fous… enfin, si tu veux faire beau, tu les coupes.
Ça, c'est un gonfleur autonome, ça fonctionne sur batterie.
Une sangle à cliquet, c’est bien plus facile pour resserrer en cours de route. (encore faut-il savoir s’en servir …)
Des tendeurs et puis je te ramènerais trois sacs étanches ce soir, tu choisiras la couleur et la taille que tu veux. Il y a des anneaux faits pour sangler sur la moto.
Pour la chaîne, tu prends le manuel technique et tu te sers du kit que tu as sous la selle. Prends de la graisse.
Toutes les conneries que tu vas faire, je les ai déjà faites…
Comme à mon habitude, j’allais partir la fleur au fusil ! Merci Jacques !
8 h 30, le soleil pointe tout juste à l’horizon et je commence mon périple. Avec cette légère surcharge, répartie entre le top case, le sac et la sacoche de réservoir, il me faudra quelques kilomètres d’adaptation, mais me voilà bien parti. Le ciel est bleu, aucun nuage à l’horizon. Je roule droit vers le sud, direction Dantxaria. Je me sens rassuré sur ces routes, je les connais bien. Passé la frontière, j'enchaîne les jolis virages du col d’Otxondo et lorsque je bascule dans la vallée du Baztan, brouillard sans prévenir ! Jusqu’à Pampelune ce dernier s’accrochera au fond de la vallée. Je suis trempé, les gouttes d’eau perlent sur ma visière et l’humidité accentue la sensation de froid. Heureusement, je retrouve le soleil à la terrasse d’un café.
Passé la ville adoptive d’Hemingway, plus un nuage, le beau temps me suivra jusqu’à Ségovie destination de cette première journée. J’engloutis mon Américano, ma chocolatine et je reprends la route. J’appréhende un peu et je ne veux pas perdre trop de temps. Il me reste un peu moins de 400 km et plus je descends vers le sud, plus les paysages deviennent arides, j’avais oublié à quel point le centre de l’Espagne est haut en altitude. Parfois les panneaux indiquent 600 m, 1 000 m, alors que l’on se trouve sur d’immenses plateaux où la terre ocre s’étend à perte de vue. Au loin, s’élève dans les airs de la poussière et l'on aperçoit parfois des tracteurs qui ressemblent à des fourmis labourant la terre. On longe des chemins de fer qui semblent abandonnés, avec aux abords, de vieux panneaux en croix rouillés qui annoncent leurs croisements. Il ne manque plus que les virevoltants qui traversent la route, poussés par le vent et quelques diligences sur les chemins de terre.
14 h, je m’arrête à Almazan, joli village sur mon itinéraire. Afin de le garder en visu, je gare mon jouet sur la place de l’église, face au restaurant. Un « bistek » et un Américano plus tard, je suis prêt à reprendre la route. Je prends le temps de faire quelques photos de l’église, c’est beau comme l’Espagne asu conserver ses vieilles pierres. Un peu moins 200 km me sépare de Ségovie. Le long ruban d’asphalte se déroule sous mes roues et je commence à rencontrer de plus en plus d’éoliennes. Pendant des dizaines et des dizaines de bornes, je ne vois personne et je traverse plusieurs petits villages aux maisons colorées.
18 h, j’arrive à Ségovie, 500 bornes en une journée, c’est faisable… mais ça crève ! En enlevant mon casque, j’ai les acouphènes qui me sifflent dans les oreilles. Mon maximum par jour était de 400 km avec un jour de repos à suivre. Le froid, l’humidité, le bruit et le fait de partir pour plusieurs jours, me font accumuler le stress, donc la fatigue. Je suis ravi d’être arrivé, d’autant que tout s’est bien passé. Je prends mes quartiers dans la location et une douche bouillante, j’ai gardé le froid sur moi depuis le matin.
Avec seulement une soirée pour visiter chaque ville, je joue le parfait touriste fondant droit vers les lieux « à voir ». Ici l’attraction principale se trouve au centre de la ville, un magnifique aqueduc romain du Iᵉʳ siècle, qui enjambe une grande place avec ses impressionnants 30 m de hauteur. Le soleil est parti se coucher et je ne vais pas tarder à faire de même. Une ou deux « cañas » et quelques pintxos, me voilà sur la route du sommeil.
22 h, oui 22 h, je dors. 23 h, des basses commencent à retentir dans l’appartement d’à côté. Une bonne vieille techno qui donne de l’entrain pour qui a prévu de célébrer ce samedi soir en bonne et due forme. Ce n'était pas vraiment mon projet initial, j’avais plutôt prévu une bonne nuit réparatrice. Bien sûr, j’ai oublié mes bouchons d’oreilles dans mon top case et avec 3° dehors, pas question de ressortir. Tant bien que mal je me bouche les oreilles avec les écouteurs intra-auriculaires et j’arrive à m’assoupir. 2 h, les basses s’arrêtent et je plonge enfin dans un profond sommeil.
8 h, en me réveillant je me bloque le trapèze droit qui finalement se relâche rapidement. Petit rappel du corps sur mon état de stress de la veille. Petit rappel aussi pour ne pas prendre trop confiance, il faut rester concentré et humble même si tout se passe bien. Je sors dans la rue encore endormie, ça pique ! Au compteur de la moto, 3° seulement. Le soleil darde de ses premiers rayons et je quitte Ségovie. Après seulement 100 km je suis obligé de m’arrêter, j’ai « perdu » mes bouts de doigts et même avec le pantalon de pluie, qui fait coupe-vent, j’ai les cuisses qui brûlent par le froid. On est dimanche, mais je trouve tant bien que mal un centre commercial sur ma route.
Je m’approche des portes vitrées et je scrute l’intérieur cherchant quelque chose d’ouvert. Je distingue difficilement et je me rends compte que des gens me regardent depuis l’intérieur. Ils sont tous attablés au petit déjeuner. Ça ressemble à ma ville d’enfance, le genre de petite ville où il n’y a rien d’ouvert le dimanche, excepté un ou deux endroits où tous les jeunes se retrouvent. Parfait, je vais pouvoir engloutir mon Américano et une chocolatine.
En rentrant dans le centre commercial, tous les regards se tournent vers moi et les discussions se calment, je suis un peu mal à l’aise. En même temps, il faut imaginer mon accoutrement, le pantalon de pluie trop grand qui ressemble à un baggy de skate des années 90, la veste gonflée par toutes les épaisseurs de vêtements, le col de chemise qui dépasse entre la veste et le tour de cou, les cheveux en bataille après 100 bornes sous le casque, la sacoche de réservoir dans une main, le casque dans l’autre et pour finir la gueule rouge, dû au choc thermique entre l’air glacé de l’extérieur et la chaleur de l’intérieur. Alors forcément, ces jeunes qui doivent plus ou moins tous se connaître, doivent bien se demander ce que fout un touriste un dimanche matin dans leur centre commercial. Je coupe court à ce moment gênant, je me précipite vers le premier bar et je reste un petit moment pour me réchauffer.
S’ensuit deux jours de route sous le soleil et finalement avec la chaleur. L’après-midi le thermomètre grimpe au-dessus des 20°, j’enlève des couches et je profite de ces douces températures. La route devient un vrai régal et je gagne en confiance. Je traverse les multiples chaînes montagneuses et les vallées qui offrent parfois des routes toutes droites et interminables.
Córdoba, point de chute de ma deuxième journée, je prends le temps de visiter la Mesquita, magnifique mélange entre l’art arabo-musulman et l’architecture chrétienne. Comme un message de domination, cette ancienne mosquée n’a pas été entièrement détruite lors de la Reconquista, mais les Espagnols ont construit leur église par-dessus. Cela donne aujourd’hui un magnifique palais où les moucharabiehs côtoient les icônes de la vierge et autres figures chrétiennes. J’entame ce qui deviendra mon rituel chaque soir, une déambulation dans les rues à la recherche d’un bar qui voudra bien me servir « cañas y raciones » et puis je rejoins la location pour une bonne nuit de sommeil.
Le lendemain, il me reste un peu moins de 300 km pour arriver à Casares. Mais avant ça, j’attaque la dernière chaîne montagneuse qui plonge au sud, dans la Méditerranée. L’itinéraire est vraiment superbe et je croise beaucoup de motards. Les paysages se resserrent et les routes forment de longs rubans gris àflanc de montagne. Au loin, les magnifiques villages blancs d’Andalousie ponctuent le paysage.
J’arrive en début d’après midi à Casares et en attendant mes amis, je prends le temps de déjeuner sur la place du village. Cette fois, je m’attarde sur un point qui me tracasse depuis hier, la météo ! Elle s’annonçait ensoleillée pour les dix prochains jours, mais ça viens de changer, malheureusement, la pluie s’invite. S'il y a bien quelque chose que je redoute par dessus tout, c’est de passer trois jours de moto sous la flotte. Le froid passe encore, mais 1 250 km sous la pluie, non merci. C’est la deuxième fois qu’on marie Candice. Il y a un mois, j’étais à Annecy pour la première cérémonie et je sais qu’elle ne m’en voudra pas, mais je suis un peu déçu de devoir écourter mon séjour. J’aurais dû passer quatre jours avec eux, je reste seulement une journée. Mais, ce fut un bon moment de repos ou j'ai profité de la piscine, découvert la ville d’Estepona et surtout, passé une belle soirée entre potes.
Je quitte donc avec regret ce magnifique endroit, une splendide villa isolée, logée au creux des montagnes de Casares, dont le seul accès est une piste de gros graviers. J’aurais d’ailleurs pu goûter sur quelques kilomètres, à la conduite « off-road », ça chasse de la roue arrière, ça se déséquilibre, c’est plutôt rigolo cette histoire.
Encore deux jours de ciel bleu et après, ce sera la pluie. Me voilà donc reparti, pour l’instant sous le soleil et je traverse de nouveau les magnifiques paysages d’Andalousie. Ici, ce sont les champs d’oliviers qui s’étendent à perte de vue. De grandes bandes vertes qui parfois se nuancent, prenant des teintes plus foncées ou plus claires. Les orangers aussi, font leur apparition, mais les oliviers restent dominants. De petites boules blanches au bord de grands champs vides m’intriguent et je comprends qu’il s’agit de fleurs de coton. La récolte a dû avoir lieu récemment et les vestiges de cette dernière subsistent en petits paquets blancs dansant au bord des routes.
Cette fois, j'ai découpé mon trajet un peu plus équitablement. 400 à 450 km par jour et j’ai choisi l’itinéraire le plus court. Malheureusement, je n’ai pas choisi les villes du soir pour leur intérêt historique et culturel. Ça se confirme avec la première, Cuidad Real ressemble à une ville dortoir. Heureusement, dans n’importe quel village, je trouve de quoi assouvir mon rituel du soir. La route, elle, reste belle. Il y a toujours des choses à voir et j’enchaîne de nouveau les hauts plateaux. Les champs d’oliviers se sont effacés pour laisser place aux grandes plaines.
Je prends mon déjeuner à Brihuega, un repas digne d’Obélix, je commande des costillas, qui sont ici au Pays Basque, de petites côtes de porcs grillées et l'on me ramène un demi cochon, noyé dans une épaisse sauce barbecue. Un Américano et une sieste plus tard, je suis sur pieds pour reprendre la route, mais avant ça j’ai pris quelques photos de la ville. Là encore, les vieilles églises répondent présentes, ainsi que les vestiges d’une ancienne fortification et une « plaza de toro » magnifiquement entretenue.
En reprenant la direction du nord, je tombe sur un magnifique canyon, ça ressemble vraiment aux paysages américains. Les plateaux sont déchirés par les méandres formés par la pluie. Pas un chat, même pas de réseau, seuls les vautours planent dans le bleu du ciel. Puis, au fur et à mesure de ma route vers le nord, les nuages s’accumulent et j’arrive à Soria sous un ciel chargé. Encore une fois, je n’ai pas choisi la ville pour ses intérêts et je me retrouve bien vite au bar. La pluie étant annoncée pour demain matin, plutôt que de déambuler dans les rues, je privilégie de me coucher tôt.
Finalement, j'aurai de la chance car, de Soria à Bayonne je ne trouve la pluie qu'à partir de Pampelune. Il n'y a pas de secret, lorsque les paysages commencent à se charger de feuillus, le taux d’humidité et le risque de pluie augmente. On sait tous, pourquoi le Pays Basque est si vert ;)
Après six jours et 2 500 km, me voilà au terme de mon périple. J'aurais appris pas mal de choses. D’abord, ne pas prévoir d’événement à date précise (du moins pour un jeune motard comme moi) afin de pouvoir s'adapter à la météo. Ne pas lésiner sur les équipements, surtout par temps froid. Ne pas oublier qu'on peut tomber en panne, donc prévoir le matos de réparation et ne pas hésiter à demander des conseils aux vieux de la vieille (merci Jacques) ! Et puis, en termes de distance sur les nationales, 300 à 400 km par jour sera le maximum si l’on veut bien profiter. Bien sûr, avec l'expérience tout cela évoluera pour moi, mais en tant que jeune conducteur, c'est presque trop. Pour finir, tout seul, c'est bien, mais à deux ça doit être encore mieux, tant pour partager les galères, que les bons moments et surtout les bières du soir !
Quand est-ce qu'on repart ?